CROSSING ART
Professeur de Sciences Humaines
à l'Université de New York
Auteur de la biographie
"Dorothea Lange : a life beyond limits" prix Bancroft en 2009,
mention spéciale du New York Times
Son dernier ouvrage "The second coming of the K.K.K." paru en octobre 2017, traite d'un sujet très sensible aux Etats-Unis, l'histoire du Ku Klux Klan des années 1920 et la politique traditionnelle américaine.
Ce portrait réalisé par Dorothea Lange a été qualifié de photographie la plus célèbre d'Amérique, elle est très largement reconnue à travers le monde, même si beaucoup de ceux qui la connaissent ignorent qui l'a prise ou quelle histoire se cache derrière. Parce qu'il s'agit d'une photographie de travailleuse agricole migrante, elle résonne de manière particulièrement forte aujourd'hui, faisant écho aux millions de réfugiés et de migrants.
Dorothea Lange était une enfant issue de la classe moyenne, née en 1895 dans le New Jersey, mais sa carrière a pris forme lorsque, jeune adulte, elle est partie pour San Francisco. Femme non conventionnelle, elle a assumé son mari et ses trois enfants grâce à son studio de photographie. Elle s'est forgée une réputation de photographe portraitiste très prisée par l'élite de San Francisco, mais tout a changé avec la grande dépression économique des années 1930.
Bien que membre d'une communauté d'artistes bohémiens, elle ne s'était jamais intéressée auparavant aux inégalités économiques. Lorsqu'elle s'est retrouvée cernée par cette souffrance et cette misère dues à la crise économique (des hommes sans-abris dormant dans des parcs, des familles entières chassées de leur maison, les organisations caritatives incapables de nourrir toutes les populations affamées), elle a laissé son studio pour photographier les rues.
Très vite, cependant, elle décroche un travail avec un petit salaire, un projet documentaire assez inhabituel du Gouvernement Fédéral destiné à mesure l'impact de la dépression sur les travailleurs agricoles. C'est ce travail qui a fait d'elle l'une des plus grandes photographes documentaires d'Amérique, la première a avoir démontré à l'establishment des Arts, très conservateur, que la photographie documentaire pouvait être un Art à part entière.
Dans les états du sud est de l'Amérique, elle a photographié des métayers, des noirs et des blancs, mais ses clichés les plus percutants ont été ceux des "migrants", ces travailleurs agricoles itinérants dans l'ouest américain. Ces familles ont souvent suivi les récoltes : au début du printemps ils travaillaient dans le sud de la Californie, puis ont migré vers le nord. La majorité était des Mexicains et des Mexico-Américains, les autres étaient de pauvres blancs contraints de quitter leurs fermes à cause de la sécheresse. Ils étaient parmi les travailleurs les plus exploités aux Etats-Unis. Les énormes sociétés de plantations payaient leurs ouvriers à la pièce (à la tâche), sur la base de la quantité récoltée, et ces faibles rémunérations les obligeaient à travailler durant de très longues heures en été, sous des températures souvent autour de 38°C. Sans abris, ils campaient dans des baraques ou dans des tentes ; ils n'avaient ni électricité ni eau courante, mais comptaient sur des puits, souvent non potables voire contaminés parce que creusés à côtés des toilettes ; leurs enfants avaient très peu accès à l'école et aux études, et travaillaient généralement dans les champs aux côtés de leurs parents.
Mais ce qui a été le plus important dans cette photographie a été la manière dont Dorothea Lange a photographié ces personnes. Elle a réalisé leurs portraits exactement de la même manière qu'elle réalisait ceux des riches clients de son studio, en les traitant toujours comme des personnalités complexes, jamais comme des stéréotypes, jamais simplement comme des victimes. Elle a photographié l'injustice tout en honorant la spécificité de ces migrants. De manière toute aussi importante, ses images ont rendu hommage aux gens de couleur, à une époque où ils étaient systématiquement représentés de manière humiliante, dégradante. Florence Thompson, le sujet du portrait connu sous le nom de "Mère Migrante", était l'une de ces migrants.